Antoine, 59 ans
Antoine, 59 ans
On peut vivre l’incendie, et être capable, bien plus tard, de regarder dans ces flammes.
Les faits, brutaux, sont simples : j’ai entrevu la possibilité d’obtenir le poste qui serait le couronnement de mon parcours professionnel. Je me suis battu pour l’obtenir, je me suis installé à une heure de chez moi, je m’y suis engagé à fond sans m’autoriser de temps d’apprentissage, je me suis inconsciemment fixé que le seul critère de ma réussite serait l’excellence. Pour mon entreprise de médias, tout se passait remarquablement, ils étaient très satisfaits de leur choix.
Mais moi, je dormais de moins en moins, je ressassais de plus en plus mes inquiétudes, et au retour d’un week-end dans le sud, le premier vrai depuis ma prise de fonction, plus les kilomètres passaient, plus j’ai eu un sentiment d’étouffement.
A mon retour chez moi, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai commencé à pleurer, et je n’ai pu me lever de ce fauteuil que plusieurs heures plus tard. Et là j’ai compris que j’avais perdu, que mes forces avaient disparu, que je n’irais pas plus loin, que je ne pourrais pas retourner à mon travail, que je voulais juste me cacher, ne plus exister. Mais il y aussi le soulagement de voir crever une bulle d’angoisse qui devenait mortelle, le soulagement de ne plus devoir cacher cette peur.
Ce moment-là est un des premiers virages important : accepter, ou nier.
Mon épouse qui a elle aussi un emploi à fortes responsabilités a mis des mots tout de suite sur ce qui se passait. Le lendemain matin elle prévenait ma direction – ce que je n’aurais jamais fait seul- et elle m’emmenait -sans me laisser le choix- chez notre médecin.
Là commence un autre angle mort, avec cette immense difficulté de nombreux généralistes face à cette situation. Le mien était lui aussi mal à l’aise, il a bafouillé « dépression, fatigue » mais je lui reconnais son parler vrai : la chimie va vous aider là, tout de suite, et voyez vite quelqu’un.
Des exemples familiaux ont fait que je n’avais aucune réticence, et c’est un autre virage crucial à mon sens : il faut immédiatement engager un chemin de parole, idéalement avec un praticien médecin parce qu’il pourra intervenir sur ces sujets qui vont vite être centraux : arrêts maladie et médication.
48 heures après, sur l’ordonnance de mon généraliste, c’est très important, je m’asseyais sur un divan, un parcours que je poursuis encore. Je mesure aujourd’hui ma chance dans ce traumatisme, quand je vois comment nombre de compagnons d’incendie ont erré dans le dédale médical et ont renoncé au suivi pour des raisons financières, sans avoir eu de parcours de soin et de praticien conventionné.
Et là, le voyage immobile commence. Pour ma part il a débuté par deux mois sans pouvoir sortir de mon appartement, sauf pour les rendez-vous médicaux. J’étais au début écrasé par la honte d’avoir abandonné mes équipes, incapable de lire ou d’imaginer un lendemain. Avec ce mélange de volonté de reprendre et de certitude au fond de moi que je n’en serais plus jamais capable. Après les flammes des premiers jours, c’est le temps des cendres. Tout est noir, et je dois admettre que durant cette période, l’idée d’une solution radicale et définitive m’a régulièrement traversé l’esprit.
Cette période est cruciale elle aussi, parce que l’entourage peut s’éloigner, parce que le malade peut vouloir le chasser…
Ce qui se fait jour à ce moment, c’est que chaque histoire est différente, chacune et chacun peut tirer des fils différents pour sortir lentement de ce champ de cendres. Pour ma part, Yoga pour reparler à mon corps, et écriture, avec 15 kilos de plus grâce aux antidépresseurs.
L’autre grand sujet de ce moment-là, c’est la colère ! Après qui être en colère ? Et là encore, chaque histoire est différente. Pour ma part, c’est contre moi que j’étais en colère. Cette attitude m’est venue naturellement, mais elle s’en renforcée après une rencontre avec une personne dans une situation identique qui depuis des mois ressassait une colère totale contre son employeur, attendait la parole de la justice et n’avançait pas. Ce jour-là, je me suis dit que je ferais ce chemin seul, sans chercher la faute des autres. Plus tard, la thérapie m’a aidé à comprendre que la cause était multiple et que je ne pouvais porter cette croix seule, mais au départ, je n’en ai voulu à personne, sauf à moi.
Je passe les mois, les rencontres avec ma DRH (en terrain neutre, dans un bar), la tentation à bientôt 60 ans de ne pas se battre et de jouer la montre, des semaines plutôt agréables quand on se sent revivre, la sensation de plus en plus claire de la gentillesse polie de mes employeurs mais de leur incapacité totale à imaginer mon retour effectif dans une fonction adaptée…et donc 364 jours précisément (sans l’avoir calculé) après l’incendie, je reprends. Je suis là sans être là, dans des taches exécutives sans aucun management, et chaque jour qui passe me conforte un peu plus dans l’idée que je dois trouver quelque chose, que je dois construire sur ces cendres…
Ma femme qui occupe des fonctions élevées dans l’entreprise va m’aider à mettre des mots sur ce grand vide, et m’aider à oser actionner le plan de départ en cours.
Et à ma grande surprise, j’appuie sur le bouton « départ » sans aucun état d’âme… Je comprends qu’on ne reprend jamais deux fois le même chemin.
Et comme souvent, quand on ouvre les portes, le vent bouscule tout. Une amie me parle d’un poste vacant, dans un autre secteur, qui a toujours été mon rêve, je connais les décisionnaires, et deux texto et un entretien informel plus tard, j’ai le poste !
Je ne cache rien de mon parcours, ni à mes patrons, ni à mon équipe. Parce que oui, après tout cela, je reprends la direction de 28 personnes, en me disant alternativement que je suis inconscient et que j’adore cela !
Mais bien sûr, il y a encore des soubresauts. C’est un autre point à accepter : ce parcours rend différent, plus fragile émotionnellement, plus fatigable, plus humain et plus ouvert aux autres. Et au bout de trois mois, la difficulté du job, le sentiment de solitude, font qu’un lundi matin, je reconnais les symptômes : je sors de ma douche en comprenant immédiatement que je n’irai pas au bureau. Mon psy me le confirme quelques heures plus tard, mais il me fait comprendre que c’est une étape, pas un retour en arrière, il m’incite à me réarrêter pour reprendre mon souffle …
Je mets quelques semaines à l’admettre – à quoi bon se faire mal ?- et puis tout va se passer différemment : j’ai très vite envie de retrouver les gens, ils me le rendent bien , et mon nouvel employeur va se comporter très différemment du premier : il m’explique qu’il a besoin de moi, à ce poste ou à un autre si c’est nécessaire, il me propose un parrainage dans la direction pour m’accompagner, et un coaching, dès mon retour… voilà, on peut aussi bien se comporter face à cette situation, je l’ai vécu !
C’était il y a 18 mois, je suis à nouveau aux commandes, je ne dis pas qu’il ne me reste pas quelques cendres de ces incendies dans les recoins de mon humeur, mais j’aime vraiment la personne que je suis devenue au bout de tout cela …